"Tant que tu vivras, cherche à t'instruire: ne présume pas que la vieillesse apporte avec elle la raison" Solon

Une géométrie cachée au cœur de la matière quantique révélée pour la première fois

 

Jusqu'ici purement théorique, une géométrie cachée dans des matériaux quantiques a été mise en évidence par une équipe de recherche de Genève et de Salerne. Cette propriété déforme les trajectoires des électrons comme la gravité dévie le parcours de la lumière. La découverte aura des implications majeures pour l'électronique du futur.

"C'est un peu comme si les électrons surfaient sur les vagues de l'espace quantique: ils sont dans un milieu actif qui réagit à leur passage et l'influence. Et, en parallèle, ce milieu est influencé par le passage des électrons", explique Andrea Caviglia, professeur ordinaire et directeur du Département de physique de la matière quantique de la Faculté des sciences de l'UNIGE.

"C'est ça la découverte. La description de ce milieu actif, ce champ nommé métrique quantique", résume-t-il lors d'une conversation avec RTSinfo.


La trajectoire des électrons est déviée comme la gravité dévie le parcours de la lumière :

Pour comprendre la métrique quantique, une analogie avec l'astrophysique est pertinente. Ici, une lentille gravitationnelle est constituée par un amas de galaxies (en jaune clair au milieu de l'image): sa gravité, très forte, courbe l'espace-temps, représenté par un grillage bleu. La lumière (en blanc) de la galaxie lointaine (bleutée, en haut à gauche) va suivre cette courbure. Dans ce cas précis, des images déformées et souvent multiples de la galaxie d'arrière-plan sont produites (en orange) et observées sur Terre par les scientifiques. C'est un phénomène semblable qui se passe avec la métrique quantique, cette géométrie cachée dans le monde de l'infiniment petit. [NASA/ESA - L. Calçada]



De la théorie à une toute première observation

Dans son bureau au bord de l'Arve, le scientifique a les yeux qui pétillent et un sourire qui lui fend joyeusement le visage: il y a de quoi se réjouir! Car ce champ existant dans les matériaux quantiques – théorisé dans les années 1990 grâce aux règles de la géométrie et non de l'algèbre – n'avait jamais été directement observé. "La géométrie nous parle de la relation entre deux points de l'espace: la distance ou alors la courbure locale de l'espace... qui, si elle est trop faible, pourrait nous faire penser que la Terre est plate".

Le physicien détaille l'image qui accompagne le communiqué de presse [voir illustration en haut de l'article]: "Cette structure blanche, c'est un électron avec un spin représenté par sa fonction d'onde". En d'autres termes, l'électron, qui possède une orientation allant en haut (up) ou en bas (down) – son spin –, peut être n'importe où dans cette forme blanche qui est un paquet d'ondes. On ne sait pas exactement où il se trouve avant de le mesurer... il en va ainsi dans le monde surprenant de la physique quantique.

Les petites boules de cette photographie sont des atomes. Ensemble, ils forment un matériau quantique extrêmement fin, en deux dimensions. [Nano Letters - A. D. Caviglia & al., UNIGE]



Andrea Caviglia précise encore: "Cet électron, qu'on peut comparer à une toupie, surfe sur la métrique quantique, soit ce champ qu'on a découvert – ici, les vagues qui ondulent – et qui représente la distance entre les états électroniques, c'est-à-dire le spin up ou down.

Dans l'illustration, les boules grises sont les atomes qui constituent la matière en 2D, soit la surface du matériau quantique. Car dans son laboratoire, le chercheur peut en effet créer des surfaces quantiques qui ne mesurent qu'un ou deux atomes d'épaisseur! De cette prouesse résulte un matériau tellement fin qu'on ne peut pas dire de lui qu'il est en trois dimensions: comme si on avait uniquement la surface d'un cube en bois pour les observations, mais pas le cube en bois lui-même. Un subterfuge qui aide à générer les interactions de cette physique particulière.

A noter que la physique qui dépeint ce qui se passe à la surface est très différente de celle qui décrit ce qui advient dans le matériau: à la surface, les spécialistes parlent d'interaction spin-orbite: "Si vous voulez, on peut dire qu'on analyse un ballon de foot qui tourne sur lui-même tout un prenant une trajectoire courbe en se dirigeant vers le but".

Une structure intrinsèque à la matière

"Les scientifiques ne s'intéressent aux effets concrets de la métrique quantique sur les propriétés de la matière que depuis quelques années", remarque l'expérimentateur qui aime tant échanger avec ses collègues théoriciennes et théoriciens. Et de souligner l'importance que pourra avoir cette découverte: "La métrique quantique permet d'avoir des fonctionnalités dans la matière qui sont d'ordinaire obtenues avec des circuits électroniques complexes. Ici, la fonctionnalité est présente intrinsèquement dans la matière", note-t-il, enthousiaste. Il envisage par exemple que des antennes pour télécommunications portables bien plus efficaces aux hautes fréquences pourront être réalisées.

Cette découverte est également majeure car cette propriété des surfaces conductrices quantiques est présente dans bien plus de matériaux que ce que pensaient les scientifiques jusqu'à présent. Les surfaces conductrices d'électricité – et les supraconducteurs – bénéficient de cette structure intrinsèque: "La supraconductivité est renforcée là où il y a la présence de métrique quantique: les transports d'énergie sont plus efficaces", affirme Andrea Caviglia.

"Maintenant, nous allons orienter nos expériences avec des matériaux non-conducteurs qui posséderaient aussi cette métrique quantique: il y aura probablement ainsi aussi de nouvelles interactions lumière-matière à découvrir".

Explorer davantage les phénomènes atomiques

La raison d'être de la physique quantique est de décrire l'infiniment petit en étudiant les composants microscopiques de la matière. L'étude des atomes, des électrons et des photons a permis, au siècle dernier, l'invention des transistors, et avec elle de l'informatique.

Le communiqué de l'Université de Genève précise que les phénomènes atomiques sont encore largement inexplorés. En parallèle, il faut rappeler que les lois qui régissent le monde quantique sont très différentes de celles qui règlent le nôtre, macroscopique. La limite entre ces deux univers n'est également pas claire du tout.

De nos jours, de nouveaux phénomènes quantiques échappant aux modèles établis sont régulièrement découverts: c'est le cas de l'émergence de cette géométrie jamais vue jusqu'alors.

Ici, des scientifiques de l'Université de Genève, de Salerne et de l'Institut CNR-SPIN en Italie ont observé concrètement la manifestation de la courbure de l'espace quantique dans lequel évoluent les électrons. Cette métrique quantique joue un rôle crucial dans de nombreux phénomènes à l'échelle microscopique de la matière: détecter sa présence et ses effets fut un véritable défi. Les travaux de l'équipe italo-suisse viennent d'être publiés dans Science.

Stéphanie Jaquet