"Tant que tu vivras, cherche à t'instruire: ne présume pas que la vieillesse apporte avec elle la raison" Solon

Votre langue n’est pas séparée en zones «sucré», «salé», «acide» et «amer»

 

Nous avons chacun un parent ou un professeur qui nous l’a fièrement assené : on perçoit le sucré sur le bout de la langue, le salé, sur les côtés, l’acide, un peu plus à l’arrière et l’amer, près de la gorge… Pourtant cette affirmation, qu’on peut encore lire, ici où là, en France, sur le site d’une académie ou le blog d’un enseignant, est fausse. Elle est le fruit d’une imprécision publiée dans un livre en 1942, elle-même interprétée avec légèreté. La célèbre « carte de la langue » a été depuis largement démentie, encore cette année dans une revue scientifique, mais sans doute pas suffisamment pour ne plus passer de bouches à oreilles.

Exemple de carte de la langue

L’histoire commence en 1901 quand un scientifique allemand du nom de David P. Hänig publie les résultats d’une expérience menée auprès d’une poignée de collègues. Chez ces volontaires, il a stimulé les papilles situées sur les bords de la langue. De leurs ressentis, il conclut que la sensibilité à quatre saveurs (sucré, salé, acide, amer) varie selon les zones, sans pour autant qu’elles s’excluent les unes, les autres. A regarder ses schémas, on comprend qu’elles peuvent être perçues un peu partout et que les différences sont assez subtiles.

La perception du sucré, du salé, de l'acide et de l'amer selon David P. Hänig


Trois décennies plus tard, un historien de la psychologie à Harvard, Edwin Boring, reprend dans un livre les données brutes de Hänig. Il les traduit dans un graphique en ligne. Mais ne fait figurer aucune échelle en ordonnées pour quantifier la sensibilité des différentes extrémités de la langue aux différentes saveurs. Si bien qu’on pourrait interpréter le diagramme de manière erronée : sans indication sur le niveau le plus bas atteint par la courbe du sucré, par exemple, on aura vite fait de conclure que certaines régions de la langue sont insensibles aux douceurs.

Image extraite du livre Sensation And Perception In The History Of Experimental Psychology


Tanins trompeurs

C’est ainsi que seront galvaudés les travaux de Hänig pendant des décennies et une légende, perpétuée jusqu’à aujourd’hui. La carte de la langue née du graphique de Boring apparait dans des magazines de vulgarisation, comme Scientific American dans les années 1950, ainsi que dans la littérature scientifique et dans des manuels scolaires. Des chercheurs vont remettre en cause cette pseudo-découverte, mais à bas bruit. En 1974, la psychologue américaine Virginia B. Collings lui porte un coup sérieux. Elle note bien, comme Hänig, des variations entre les différentes régions de la langue, en les jugeant toutefois insignifiantes. Elle démontre que les saveurs peuvent être ressenties partout sur la langue, mais aussi sur le palais ou la glotte.

En 1978, sa consœur Linda Bartoshuk trouve l’origine de la controverse en faisant le lien entre le mythe de la carte de la langue et le livre publié par Boring, 36 ans plus tôt. « La simplicité apparente de la carte de la langue en a fait une démonstration de laboratoire populaire dans les cours de biologie pour enfants », écrit la psychologue, en 1993. « La popularité de cette démonstration en laboratoire est d’autant plus étonnante qu’elle doit échouer à produire assez régulièrement les résultats escomptés. » Car c’est l’originalité de cette légende : n’importe qui réalise lui-même l’expérience avec un sorbet ou un morceau de chips la trouvera certainement décevante !

On l’aurait deviné : l’amer est le goût la plus tenace. Tout en réfutant la carte de la langue, deux chercheurs, Emma Louise Feeney et John E. Hayes, écrivent, en 2014, avoir observé que la perception de cette saveur était « significativement plus importante » dans la partie postérieure de l’organe, donc près de la gorge. Interrogé, Charles Spence, chercheur à Oxford et auteur d’une étude publiée en 2022 autour du mythe, a une explication : « La localisation du goût dans la cavité orale est souvent déterminée par des indices tactiles, telle que l’astringence des tanins dans le vin rouge boisé et le thé », ces tanins étant « amers ».

L’idée reçue semble cependant avoir vécu. Dans un mémoire publié il y a quatre ans, Manuel Zenger, aujourd’hui neurobiologiste et enseignant à Vaud, en Suisse, affirmait que les livres grand public ne se hasardaient plus à présenter la carte de la langue. Toutefois, ayant sondé 144 élèves du secondaire et futurs enseignants du secteur sur leur connaissance de cette théorie, il était parvenu à un résultat qui laisse songeur : 59,3 % des personnes interrogées, d’une moyenne d’âge de 23 ans, avaient répondu en avoir déjà entendu parler. Dont plus de 60 % sur les bancs de l’école…

Gaël Lombart