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De nouvelles mesures imposent de revoir drastiquement les modèles de circulation océanique actuels


Depuis de nombreuses années, les scientifiques pensent que le renversement de la circulation dans l’océan Atlantique pourrait ralentir, voire même s’arrêter, en raison du réchauffement climatique. Cependant, les chercheurs ont une compréhension limitée du fonctionnement réel de la circulation, car il est extrêmement difficile de mesurer ses courants multiples. De nouvelles mesures dans le cadre d’une mission d’étude de grande ampleur tendent à montrer que la compréhension actuelle qu’ont les scientifiques de la circulation océanique est erronée.

Une nouvelle série d’observations sur 21 mois dans les eaux glacées du Groenland a permis de découvrir que la majeure partie du renversement — dans lequel l’eau, non seulement coule, mais retourne au sud dans les profondeurs de l’océan — se produit à l’est plutôt qu’à l’ouest de l’énorme île de glace. Si tel est le cas, les modèles climatiques suggérant que la circulation ralentira à cause du réchauffement climatique devront peut-être être révisés pour en tenir compte. Les résultats ont été publiés dans la revue Science.

« Pour moi personnellement, peut-être un 7. Mais je pense que pour la communauté, cela aurait pu être plus comme un 9 » explique Susan Lozier, océanographe à l’Université de Duke, en référence à l’échelle de surprise de 1 à 10 qui attendait les scientifiques.

Les nouveaux résultats proviennent du programme OSNAP (Overturning in the Subpolar North Atlantic), doté de 32 millions de dollars, qui constitue la première tentative de mesure exhaustive de la circulation dans les régions extrêmement éloignées concernées. Les chercheurs pensent que ces mers glacées sont l’endroit où les eaux froides et salées — extrêmement denses — s’enfoncent dans les profondeurs sous la surface de la mer, puis remontent vers le sud jusqu’à l’hémisphère sud.

Ce processus de renversement est crucial, car l’écoulement dans l’Atlantique Nord entraîne effectivement une augmentation de la quantité d’eau chaude et salée vers le nord, via un système de courants incluant le Gulf Stream. Cette distribution de chaleur, à son tour, influe sur le climat dans la majeure partie de la région, et particulièrement en Europe.

Carte montrant la distribution de chaleur à l’échelle du globe via les courants océaniques
Crédits : Berkeley Earth


Il est essentiel de mieux comprendre le fonctionnement de la circulation océanique, certains scientifiques ayant déjà suggéré qu’elle ralentissait, ce qui aurait des conséquences majeures — notamment le réchauffement de l’océan et l’élévation du niveau de la mer au large de la côte est des États-Unis. Les cartes de la température mondiale de ces dernières années ont montré une zone étrange de températures anormalement froides dans l’océan, au sud-est du Groenland, ainsi que des températures très chaudes au large des côtes de la Nouvelle-Angleterre.

La région froide — surnommée la « goutte de froid » et le « trou de réchauffement » — présente une anomalie frappante à un moment où la Terre et ses océans se réchauffent autrement. Et la suggestion a été que cela représente une diminution du volume de chaleur transportée vers le nord par la circulation.

Selon cette interprétation, les eaux chaudes au large de la Nouvelle-Angleterre représenteraient un corollaire essentiel : une chaleur océanique supplémentaire évoluant dans les eaux plus méridionales, plutôt que de faire le voyage vers le nord. Dans ce débat, intervient le projet OSNAP, dont les dirigeants disent ne pas prendre parti pour la question du climat — ils essaient simplement de mesurer la circulation elle-même.

Le réseau OSNAP est en quelque sorte une ligne scientifique traversant le nord de l’océan Atlantique, du Canada à l’Écosse, en passant par la pointe sud du Groenland. Les chercheurs ont déployé dans ces eaux 53 amarres océaniques contenant chacune plusieurs instruments. Les amarres prennent une série de mesures — température de l’océan, salinité et autres valeurs mesurées — à différentes profondeurs dans l’ensemble de l’Atlantique.

Un système de mesure transatlantique similaire existe déjà beaucoup plus au sud, à peu près à la latitude de la Floride — mais les scientifiques estiment qu’il est essentiel de mesurer la circulation dans les eaux beaucoup moins hospitalières du nord, où le renversement a lieu, afin de comprendre son fonctionnement. La circulation renversée, représentant un flux massif d’environ 15 millions de mètres cubes d’eau par seconde, pourrait se produire de part et d’autre du Groenland.

Le réseau OSNAP et la circulation océanique qu’il tente de mesurer, se situent dans l’océan Atlantique nord, de chaque côté du Groenland. Le rouge représente les courants de surface plus chauds, le bleu des courants plus profonds et plus froids, et le bleu clair représente les eaux douces descendant de l’Arctique. Crédits : Penny Holliday



À l’ouest se trouve la mer du Labrador, entre le Canada et le Groenland, où une grande attention a été portée. On craint particulièrement que l’énorme volume d’eau de fonte provenant de l’ouest du Groenland, où se trouvent certains des glaciers les plus grands et les plus actifs, puisse causer des dommages considérables en rafraîchissant les eaux et en empêchant le renversement. Les mers d’Irminger du Groenland et de Norvège se trouvent à l’est. Et la nouvelle étude constate que, contrairement à de nombreuses découvertes antérieures, la grande majorité des renversements d’eau se produit à l’est, et non à l’ouest.

Lozier a déclaré qu’elle ne voulait pas critiquer les études de modélisation plus anciennes — celles-ci sont en constante amélioration, et les nouveaux travaux vont renforcer ce processus. Néanmoins, a-t-elle noté, les résultats empiriques d’OSNAP semblent différents de certains modèles. « Certains de ces modèles produisent cinq fois plus d’eau de mer du Labrador qu’ils devraient produire, d’après les observations ».

Cela est important car ce sont les mêmes modèles qui prévoient qu’à mesure que le climat se réchauffe et que la mer autour du Groenland se rafraîchit en raison de la fonte des glaces de l’Arctique ou de davantage de précipitations, le déclin de la salinité pourrait entraver le processus de renversement et ralentir la circulation.

Stefan Rahmstorf, chercheur sur le climat à l’Institut de recherche sur l’impact sur le climat de Potsdam en Allemagne, qui a suggéré qu’un ralentissement est déjà en cours (en partie sur la base du schéma de refroidissement et de réchauffement observé), a déclaré que les nouvelles observations étaient utiles. Mais il faudra beaucoup plus de temps pour tirer des conclusions majeures.

La principale question qui se pose maintenant est la suivante : si le renversement des eaux se produit réellement à l’est du Groenland, quel est son impact sur la circulation ? La solution pourrait être de savoir où le volume croissant d’eau de fonte froide et fraîche en provenance du Groenland — qui pénètre dans l’océan dans toutes les directions — finit par se retrouver une fois qu’il s’écoule dans des eaux plus profondes.

Marco Tedesco, qui étudie le Groenland à l’Observatoire de la Terre Lamont-Doherty de l’Université Columbia, a déclaré que ces nouvelles recherches renforceront l’attention portée à la fonte de la côte est du Groenland, qui est plus proche des endroits où un renversement semble se produire.