"Tant que tu vivras, cherche à t'instruire: ne présume pas que la vieillesse apporte avec elle la raison" Solon

L’ESA s’intéresse à la Lune, c’est bien, mais elle s’y intéresse pour de mauvaises raisons


ArianeGroup a annoncé le 21 janvier qu’ elle avait « signé un contrat avec l’ESA pour étudier la possibilité d’aller sur la Lune avant 2025 et commencer à y travailler. » L’intérêt de notre agence spatiale pour notre satellite naturel est certes nouveau mais sur le plan astronautique il n’y a là rien de bien remarquable ni de bien enthousiasmant. On est très loin du « village lunaire » envisagé par son directeur, Jan Wörner. Le lanceur lourd qui serait nécessaire, une « Ariane super-heavy » capable de placer 140 tonnes en orbite basse terrestre (LEO) et de déposer 20 tonnes sur la Lune n’a pas plus de réalité que la « Longue-Marche-9 » de nos amis chinois1.

On parle pour le moment d’une mission robotique. Il s’agit de faire ce que les Américains et les Russes ont fait dans les années 1970, les Chinois avec Chang’e-3 en décembre 2013. On peut donc penser que les Européens, piqués au vif par la réussite de l’atterrissage de Chang’e-4, début janvier 2019, ont voulu réagir pour montrer qu’ils étaient capables de faire au moins aussi bien. Cela situe le projet d’abord comme une action de communication.

Les raisons avancées pour commencer à s’intéresser à la Lune : « extraire eau et oxygène permettant ainsi d’envisager une présence humaine autonome sur la Lune et aussi produire le carburant nécessaire à des missions d’exploration plus lointaine » me paraissent en effet comme une douce musique de pipeau. D’abord il faut rappeler que le régolithe est une matière extrêmement sèche. Il n’y a pas d’eau sur la Lune, ni liquide (bien sûr) ni solide (glace) sauf aux pôles dans le fond de quelques cratères placé dans l’obscurité perpétuelle du fait de l’étroitesse des arènes et des bords particulièrement abruptes et profonds. Pour obtenir de l’eau il faut donc apporter de l’hydrogène (évidemment de la Terre) et le lier à l’oxygène inclus dans certains oxydes ; on parle notamment d’ilménite (FeTiO3) ce qui suppose une électrolyse (donc de l’énergie et quelques installations). Je profite pour mentionner à l’occasion qu’obtenir de l’eau sur Mars serait beaucoup plus facile puisqu’il y a de la glace un peu partout en surface et que cette glace est accessible. Quant à l’idée d’utiliser la Lune pour y produire les carburants nécessaires aux missions lointaines, elle est proprement inepte. L’essentiel de l’énergie nécessaire (environ 90%) à une mission interplanétaire quelle qu’elle soit, est consacré à arracher les masses que l’on veut envoyer dans l’espace à la force d’attraction de la gravité terrestre. Une fois atteinte la vitesse de libération, la quasi-totalité de l’effort est fait. On voit donc très mal pourquoi redescendre sur notre satellite naturel qui lui aussi constitue un puits de gravité, pour aller rechercher du carburant dont une grande partie servirait à se libérer à nouveau de ce puits de gravité. Pour présenter les choses autrement, il est plus économique sur le plan énergétique d’aller directement sur Mars à partir de la Terre que de passer par la Lune pour aller sur Mars ou encore, il est aussi coûteux en termes énergétiques d’aller sur la Lune que d’aller sur Mars. Par ailleurs, aller s’approvisionner en ergols lunaires suppose au préalable une infrastructure d’extraction des minéraux, de production et de stockage/conservation des carburants/comburants, un astroport, un système de transport et probablement des services humains (donc un système de support vie) qui n’existent pas et qu’il sera difficile et coûteux de rendre opérationnels. Ce passage par la Lune pour explorer l’espace profond est donc une complication absolument inutile.

Heureusement le communiqué d’ArianeGroup ne parle pas de l’exploitation du fameux He3 (hélium 3) abondant dans le régolithe lunaire et qui est présenté comme LE carburant du futur puisqu’il serait utilisable par les centrales nucléaires à fusion. Dans l’enthousiasme de l’annonce, certains média réactivent ce fantasme alors que pour le moment nous n’avons rien à faire de l’He3 puisque nous ne savons toujours pas produire d’énergie par fusion nucléaire. Avant d’en parler, les médias concernés devraient regarder comment avance le projet ITER. Le moins que l’on puisse dire est que la progression est lente.

il ne me semble pas indispensable d’envoyer des êtres humains sur la Lune pour ces motifs. Les conditions de vie y seraient très pénibles (nuit de 14 jours avec des températures de -170°, jour de même durée avec des températures de +120°, poussière très corrosive, absence de protection contre les radiations ou les micrométéorites, gravité très faible gênant énormément les mouvements donc le travail et probablement nuisible pour la santé). Par ailleurs compte tenu de la proximité de la Terre, on peut très bien commander en temps réel les robots qu’on enverrait en surface lunaire, ce qui est impossible sur Mars distant de 3 à 22 minutes-lumière. La commande en temps réel change tout car on peut utiliser les yeux du robot comme nos yeux et ses pinces comme nos mains, en le dotant de commandes asservies à notre cerveau sans programmation lourde tendant vers une certaine intelligence artificielle (choix multiples en fonction de critères de recherche imposés permettant une certaine autonomie) malgré tout imparfaite.

Il serait beaucoup plus intéressant de se contenter d’aller sur la Lune avec des missions robotiques pour l’étudier sérieusement pour elle-même et pour améliorer notre connaissance de l’univers. Pour elle-même car il faudrait analyser le régolithe pour mieux comprendre notre environnement radiatif et son histoire, notamment en comparant celui de la face cachée à celui de la face visible (protégée par la Terre). Pour mieux comprendre l’Univers car en installant des capteurs astronomiques (télescopes optiques mais surtout antennes radio) sur la face cachée, à l’abri des émissions terrestres et bénéficiant de conditions de gravité meilleures que sur Terre et de qualité de nuit excellente (absence totale de pollution lumineuse ou atmosphérique) on pourrait donner une nouvelle puissance à nos moyens d’investigation (masse d’équipements plus importante que dans l’espace, durées d’exploitation plus longues).

Il est donc un peu triste que l’ESA se laisse embarquer pour de mauvais motifs dans la compétition mondiale pour la Lune. Ce n’est pas un jeu et la prendre comme telle peut desservir l’ensemble des projets de missions habitées, notamment pour Mars. En tournant son regard vers la Lune, l’ESA ne regarde pas le doigt mais elle ne cherche pas à voir la Lune pour ce qu’elle devrait être. Le seul aspect positif que je vois est que la compétition internationale se ranime et que, si elle se maintient suffisamment longtemps, l’émulation qu’elle suscite puisse apporter le progrès c’est-à-dire la construction de lanceurs super-lourds.

Image à la Une: Photo de la Terre prise de la Lune par la sonde japonaise Kaguya en Novembre 2007. Les Japonais tournent également autour de l’astre de nos nuits! En l’occurrence Kaguya était un orbiteur (pas de mission au sol). Il évoluait à 100 km d’altitude. Crédit JAXA/NHK (Japan Broadcasting Corporation). Le Soleil est évidemment sur la gauche et la moitié du globe terrestre sur la droite, dans l’obscurité.

Lire le communiqué de presse du 21 janvier d’ArianeGroup :

https://www.ariane.group/fr/actualites/arianegroup-va-etudier-mission-lunaire-lesa/

ArianeGroup est 50% Airbus, ancien EADS et 50% SAFRAN, ancien SNECMA. Dans ce projet, Arianespace filiale d’ArianeGroupe est associée à une petite entreprise allemande PT Scientists qui fournira l’atterrisseur et une petite société belge, Space Applications Services qui fournira le « segment sol » et les équipement de communication.

1Le lanceur sera une version de la fusée Ariane 6 dont le premier vol est prévu en Juillet 2020. Dans sa version lourde, « 64 » (série 6 à 4 « boosters »), il doit pouvoir placer 21 tonnes en orbite basse terrestre (« LEO ») et 8,4 tonnes environ sur une orbite cis-lunaire, comme le Long-March 5 Chinois (CZ-5) également à l’essai (un vol réussi, un vol raté). A noter que le Falcon Heavy d’Elon Musk peut placer 64 tonnes en LEO.

Pierre Brisson